Mademoiselle Flore Boismenue est concierge d’un des plus chics hôtels de la ville. Une dame sans histoire, néanmoins connue dans tout le quartier. Depuis plus de vingt années, elle fabrique elle-même ses robes. Toujours la même coupe, qu’elle qualifie de ligne A. Le résultat donne plutôt l’impression d’un entonnoir inversé, si bien que tout le quartier la surnomme le Liseron.
De se savoir comparée à une fleur accommode son amour-propre. Elle quitte rarement sa loge. Au premier habite le prétendu propriétaire de l’hôtel, mais qui paie tout de même son loyer, l’honorable député Will Gélinas. Personnage flamboyant à souhait, il se considère parvenu mieux que quiconque. Et il utilise tous les moyens que le hasard lui fournit afin qu’on le sache. Sa notoriété tient à une victoire électorale, qu’il doit à un certain petit moustachu lequel, en 1939, décidait d’envahir la Pologne. Ce qui a incité son imbattable adversaire à embrasser la carrière militaire. Un détail qui ne l’a pas empêché de parader, le soir de son éclatante victoire.
C’est un grand jour pour monsieur le député, il inaugure sa carrière de juriste. Témoin involontaire d’une tentative de vol d’une bijouterie, il témoigne au procès des présumés voleurs. L’occasion représente évidemment un prétexte en or pour gonfler la suffisance de monsieur. Will en doit tout de même une aux journalistes, lesquels ont omis d’informer leurs lecteurs qu’à leur arrivée sur la scène du crime, le pantalon de monsieur le député dégageait une forte odeur campagnarde.
Appelé à la barre Will se prend pour un vrai, menton relevé il distribue les sourires, même aux accusés. En dépit des demandes répétées des avocats et du juge, il ne peut se résigner à répondre aux questions par un simple oui ou non. À la question, étiez-vous présent ? Monsieur se lance dans une explication détaillée de son emploi du temps, ce qui le mène jusqu’à quinze jours avant l’événement. À la fin de cette interminable tirade, personne ne peut dire avec certitude s’il y était ou pas. Quatre heures sonne, le juge n’a d’autre choix que de citer monsieur à une seconde journée de témoignage. Will et l’assistance sortent le sourire aux lèvres. Gilbert et Normand ne sourient pas, comme toujours, ils ne comprennent rien. Tout comme ils ne comprennent pas comment on les a retracés si rapidement. Leur plan était pourtant infaillible; absolument méconnaissables, déguisés en pères Noël; un dix juillet.
Connus comme de petits truands se spécialisant dans les vols du linge mis à sécher sur la corde. Assez intelligents pour gratter une allumette, mais pas suffisamment pour la souffler avant de se brûler le bout des doigts. La question que tous se posent est; qu’est ce qu’il leur a pris de s’attaquer à si gros ?
La rumeur court à l’effet qu’il s’agissait d’une commande. Un nom ressort, le célèbre Yves Deschamps. Il habite un château sur la rive sud d’où il administre ses petites magouilles. Il adore à l’occasion jouer les robins des bois. Des dons profitables destinés à attiser la sympathie d’une certaine catégorie de la population. Il a ses admirateurs, ils suivent sa carrière avec le plus grand intérêt. Il n’y avait qu’un pas à franchir pour conclure que tout cela cachait sûrement quelque chose de beaucoup plus important et ils l’ont vite sauté.
Monsieur le député arrive à son hôtel les bras chargés de vêtements neufs. Il veut être à son mieux, se prépare au triomphe !
La concierge sait qu’il est entré, son pas énergique se distingue entre tous. Elle se verse un grand verre de moitié, moitié, glace concassée et limonade, le dépose sur la table du salon et reprend sa lecture. Soudain c’est le vacarme ! On crie, les meubles tombent, on se bat, puis deux effroyables détonations et plus rien. Figée sur place, incapable de bouger, elle écoute. Une minute passe. Aussi subitement que la première fois, le vacarme reprend. Ils sont quatre à descendre à toute vitesse l’escalier. Ils portent quelque chose à bout de bras, s’engouffrent à l’intérieur d’une voiture et disparaissent. La forme du paquet ne trompe pas, ça ne peut être que le député Will Gélinas. Qui d’autre, l’hôtel est vide !
Prise de panique, la concierge ne parvient pas à se ressaisir. Encombrée d’un très fort tremblement, elle empoigne le récepteur au fil rapiécé du vieux téléphone mural. Avec vigueur tourne la manivelle; celle-ci se détache de l’appareil, lui échappe de la main, tombe par terre et roule sous la table. Table à laquelle on a eu l’idée complètement saugrenue d’ajouter une tablette. Si bien que l’espace libre entre le sol et la tablette rend la récupération de cette foutue manette impossible sans déplacer la table. Le temps passe, chaque seconde lui semble une éternité. D’un geste brusque elle empoigne la table. Le verre de limonade glacée se renverse sur ses pieds nus. Sous le choc elle perd le peu de contrôle qui lui reste. Et lâche un cri à faire voler en éclats les vitres de sa loge. Déjà alertée par la pétarade, en entendant ce cri de mort la voisine ne se retient plus, elle appelle la police. Aussi efficacement qu’une fessée bien placée, ce bain de pieds remet les esprits du Liseron en place. Peut-être un peu trop. Calme comme un bébé que l’on vient tout juste de gaver, elle récupère la manivelle et appelle la police. Le policier confond les deux appels. Ce qui éveille sa suspicion. Consciencieux, mais surtout ne voulant pas se déplacer inutilement le policier pose une multitude de questions. Incapable d’expliquer pourquoi elle rappelle une seconde fois en moins d’une minute, elle perd patience et finit par crier :
– Ah! puis merde, continuez donc à vous décrotter le nez si ça ne vous intéresse pas !
La saute d’humeur éveille le flair de Mario Linotte, il se précipite à l’hôtel de l’honorable député Gélinas. Comme à son habitude, le très perspicace Linotte soupçonne le meurtre, sa spécialité !
À l’arrivée de la police, la concierge sirotait calmement une limonade. Il lui fallu plusieurs minutes avant de parvenir à remettre les pièces du casse-tête en place. Mais c’est fait, et plus rien ni personne ne pourrait réussir à la faire douter du moindre détail.
À l’édition du matin les journaux titrent : « Va t’on résoudre l’enlèvement et le meurtre du député Will Gélinas.» Car si le détective Mario Linotte a pris l’affaire en main, c’est évident, il y a eu meurtre ! À la reprise du procès, en l’absence du témoin Gélinas, la couronne demande l’ajournement. On ne peut procéder sans ce témoin important. La défense s’objecte avec vigueur. Suit une heure de discussions aussi inutiles qu’incompréhensibles pour Gilbert et Normand. L’honorable juge Dieudonné Lejuste ordonne le retour en cellule des prévenus et décrète la remise du procès à une date indéterminée.
Gilbert et Normand bondissent de leurs sièges. Les deux à l’unisson apostrophent le juge.
- Comment ça à perpétuité! (Ils ont confondu indéterminé avec perpétuité.)
- On n’a tué personne, on a juste volé une bijouterie.
L’honorable Dieudonné Lejuste profite de l’occasion pour se débarrasser d’un procès qui l’ennuie. Il interprète ce cri du cœur comme un aveu et condamne sur le champ les accusés à deux années moins un jour de détention. Tous quittent la salle d’audience satisfaits et de très bonne humeur. Le juge satisfait de sa présence d’esprit, les accusés convaincus qu’ils l’ont échappé belle. Le seul à se plaindre est l’avocat de la défense, il vient de voir ses honoraires fondrent comme neige au soleil.
L’enquête piétine depuis trois jours. Un peu trop rapide à faire mourir ce pauvre Will, les journalistes recherchent désespérément le titre, la nouvelle, le sensationnel. On suggère (les journalistes suggèrent) de faire venir des experts de Chicago, ce à quoi s’oppose avec dédain le détective Linotte.
- Nous avons actuellement sur cette affaire dix cerveaux qui vaillent bien toute matière venue d’ailleurs.
Le lendemain, les journaux titrent : Les dix têtes de Linotte piétinent.
On découvre une chaussure; neuve en cuir noir et blanc, de qualité supérieure un modèle que chérit Will Gélinas. Les dix cerveaux sont mandés sur place. La première demi-heure se passe en discussion sur la pertinence de prélever l’ADN. C’est Linotte qui tranche.
- Inutile de discuter, ça nous prend l’ADN ! Sans cette analyse, il nous est impossible d’établir avec certitude la provenance de cette chaussure. Il n’y a pas à y revenir. Ça nous prend l’Analyse Des Nervures de la semelle.
Vingt-quatre heures plus tard on découvre l’autre chaussure sur la rive sud, au pied d’un clochard. Où avez-vous eu cette chaussure ? Qu’avez-vous fait de l’autre ? Que faisiez-vous sur cette route ? Vous promenez-vous toujours avec une seule chaussure aux pieds ? Impossible de tirer un mot de ce soûlard. On emprisonne le suspect.
Nous sommes vendredi midi. La fin de semaine s’annonce belle, le poste de police se vide de son personnel. Les activités de fin de semaine priment sur ce pauvre clochard, on oublie d’enregistrer son internement. La cellule est située au sous-sol, sans fenêtre, isolée de tout contact sonore ou visuel avec l’extérieur.
Complètement oublié jusqu’au lundi matin. Incapable de distinguer le jour de la nuit, le minable perd la notion du temps. La faim et la soif aidant, les minutes lui semblent des heures, les heures des jours. Habitué au grand espace et à l’air pur, le malheureux clochard songe au suicide. Le lundi matin, dès qu’il entend le premier signe de vie, il se précipite, crie, frappe la porte du pied et des poings.
En début de semaine, à la station, la patience est de rigueur. Finalement un des quatre policiers en service place son œil au judas. Qui est ce curieux personnage ? Il répète toujours la même connerie, j’ai soif, j’ai soif. Linotte et ses dix cerveaux n’étant pas encore de retour, personne n’est en mesure d’éclaircir le mystère. En plus, il refuse de donner son nom. Le policier et ses trois confrères ne risquent rien, ils attendent patiemment le retour d’un supérieur. Une heure passe. Le malheureux se retrouve une fois de plus laissé à lui-même. À peine audible, il râle, j’ai soif, j’ai soif.
Linotte arrive, café et croissant au beurre d’arachide à la main.
- Mon prisonnier va bien ?
L’air de rien les quatre répondent en cœur.
- Il vous demande.
À peine a-t-il mis un pied à l’intérieur de la cellule que le clochard se précipite sur le café et le croissant. Linotte sort en vitesse et referme la porte à double tour.
- Faites lui administrer un calmant et ne m’appelez pas avant qu’il soit calmé.
Sur ces paroles le clochard retrouve la parole. Le café lui coule sur le menton, les miettes de croissant postillonnent le pourtour du judas, il crie :
- Ne partez pas, je suis le député Will Gélinas ! J’avoue, ne partez pas, j’avoue, j’avoue !
Un policier s’exclame :
- Un fou, tu parles d’un lundi, ça promet pour le reste de la semaine !
À tour de rôle, les dix cerveaux et Linotte, l’œil au judas, photo à la main, examinent l’énergumène. Un doute subsiste. La concierge est convoquée d’urgence. En moins de dix minutes, le Liseron se pointe à la station. On la place sous une fenêtre, côté sud, face au bureau de l’éminent détective Linotte. Une heure trente plus tard, on la conduit dans une salle attenante au bureau. Un assemblage composé de cinq des cerveaux, habillés de veston cravate, et du clochard malodorant défile devant elle.
- Parmi ces six hommes, reconnaissez-vous quelqu’un ?
- Bien oui !
- Lequel ?
- Les six s t affaire !
- Les six !!?
- Les cinq pingouins, c’é des polices ! L’autre, celui au menton dégoulinant de café et de beurre d’arachide, c’est ce pauvre monsieur Gélinas.
En entendant ces paroles, les cinq cerveaux se cabrent du haut de leur suffisance, Will s’effondre en larmes.
Linotte et ses cerveaux patientent avec un mélange d’appréhension et d’anxiété. Ils attendent pour présenter leurs plates excuses afin que l’honorable Will Gélinas redevienne un peu plus honorable. Un des cerveaux, légèrement plus cérébral que les autres, fait remarquer à son patron qu’il serait peut-être utile de savoir ce qu’il voulait avouer, l’honorable. Linotte fait évacuer la salle.
- Alors monsieur le député, qu’avez-vous à nous dire, que nous ne sachions déjà ? (Il ne veut pas avoir l’air trop incompétent.)
- Vous avez raison, c’était un coup monté. Pour cacher sa surprise, Linotte relève son journal. Le journal titre : Serait-ce un coup monté ?
- Faites comme si nous l’ignorions, et racontez-moi tout depuis le début.
- Ce n’est pas facile. Voilà, je sentais ma cote de popularité à la baisse. Je me suis dit qu’un petit évènement hors du commun pourrait améliorer la chose.
- Vous avez vraiment pensé cela ?
- Oui, non, enfin disons qu’on m’a un peu aidé. En effet j’avais soumis mon inquiétude à mon bon ami Yves Deschamps. Il m’a offert un verre, puis subtilement suggéré l’idée. Il affirmait : tu seras témoin et victime. Un député doublé d’un héros, tu ne trouveras jamais mieux pour faire la une des journaux. J’hésitais, il disait : T’inquiètes pas, j’ai l’habitude, je fournis les hommes, la voiture et tout le reste. C’est à son château que j’ai laissé s’écouler le temps. Je me suis entièrement remis à lui, il a tout fait.
- Et que vous a-t-il demandé en retour ?
- Absolument rien, c’est un ami.
Incrédule Linotte s’exclame : Absolument rien !
- Non, il a uniquement dit : Je rends service à un ami, si jamais un jour j’ai besoin d’un petit quelque chose, je sais que tu te souviendras de moi. J’appelle cela un ami, un vrai !
Très peu de gens connaissent la suite et fin de cette histoire. La voici. Linotte téléphonât à la sûreté nationale, qui communiqua avec le premier ministre, qui fit parvenir ses sentiments à monsieur le maire, qui convoqua son chef de police, qui téléphona à Yves, qui fit venir Will au château. L’honorable Will Gélinas tombât subitement malade. Les journalistes se ruèrent. On évoqua les secrets d’État afin d’éviter les explications que voici.
Cette fameuse fin de semaine où Will s'est retrouvé abandonné, affamé, et qu’il a paniqué au point d’en perdre la raison, est on ne peut plus excusable. Le pauvre Will n’avait vraiment pas choisi le bon jour. Oublier un prisonnier, même un vendredi, cela ne c’était jamais vu. C’est que, ce jour-là, il y avait fête au château. Trois jours de réjouissances. Une fête comme seul Yves Deschamps savait les faire. Tous les hauts gradés, de même que les détectives, étaient invités. Invités à fêter avec faste l’anniversaire de leur chef. Absolument personne n’aurait osé refuser un tel honneur ! Tout comme personne n’aurait avoué avoir passé la fin de semaine au château.
Aujourd’hui Will Gélinas sommeille en paix, sur son banc de sénateur. Et les affaires de Monsieur Deschamps se portent à merveille.
samedi 18 avril 2009
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